Comment est née en 1940 la Résistance Française ? Peu d'historiens ont répondu à cette question pour la raison simple que celle-ci à ses débuts n'a pas été un phénomène collectif mais une addition de réactions individuelles. D'autre part, pour des raisons évidentes, la Résistance n'a pas laissé de véritables archives.
Au départ, c'est-à-dire au moment de l'armistice de 1940, on a pu distinguer ceux qui après le choc de la défaite ont accepté avec soulagement de se ranger sous la bannière du Maréchal Pétain de ceux qui considéraient comme une trahison le fait que la France ne fût pas allée jusqu'au bout de son combat, n'eût utilisé contre l'ennemi ni sa flotte intacte, ni ses territoires d'outre-mer, d'où pouvait partir la lutte libératrice.
Seul le Général de GAULLE, isolé à Londres, mais convaincu que la lutte n'était pas perdue, a manifesté publiquement et lucidement, le 18 juin 1940, l'état d'esprit et les espoirs des seconds.
En fait, son appel n'a été entendu que par un petit nombre de Français, la grande majorité de ceux-ci écoutant encore Radio-Paris, pas encore la Radio Anglaise. Leur choix initial a donc été fait en fonction de leurs réactions individuelles. Dans l'histoire des peuples, il y a toujours eu ceux qui ont accepté la servitude et ceux, souvent les moins nombreux, qui ont manifesté l'esprit de révolte, autrement dit ceux qui ont mené dès le début le combat de la Résistance à l'occupant.
Question de mentalité, de caractère, de courage !
Christian PINEAU raconte dans son livre "La Simple Vérité" la réaction de rejet qu'il a éprouvée lorsque les troupes allemandes sont arrivées dans le village de Charente Maritime où il était réfugié avec sa famille.
"C'est alors "qu'ils" sont passés descendant l'unique rue du bourg dans un bruit infernal : des motocyclistes, des auto-mitrailleuses, des chars, des camions, de jeunes hommes enivrés de leur facile victoire. Ma femme et moi nous sommes regardés au moment où le dernier véhicule venait de passer, laissant derrière lui le silence écrasant de la défaite ; nous nous sommes compris sans avoir à prononcer un mot : la question n'était pas d'apprécier s'ils seraient ou non corrects, s'ils martyriseraient la France ou s'ils l'épargneraient ; elle était de savoir si nous supporterions leur présence ou si, dès le premier jour, ils seraient pour nous un corps étranger que l'organisme se doit d'éliminer pour survivre.
"La répulsion a dominé le soulagement ; nous sommes entrés moralement avec des millions de Français dans la Résistance sans que le terme ait été prononcé. Lui donner un caractère concret, c'était autre chose.
"Les Allemands s'installent dans l'occupation. Ils ne se livrent à aucune atrocité ; ils sont corrects et méprisants à l'égard d'un peuple qui ne s'est pas vraiment battu et s'est livré à eux par l'intermédiaire d'un vieux militaire, à la fois ambitieux et proche de la débilité.
"En revanche, ils se livrent à des vexations inutiles. Ils obligent les agriculteurs, en pleine moisson, à garder la nuit leurs lignes téléphoniques ; mais surtout ils obligent les femmes qui ont des rapports avec leurs soldats à se faire mettre "en carte"."
Dans un petit village du Sud-Ouest, les nouvelles parviennent par l'intermédiaire d'un journal local, rempli de compliments à l'égard de l'armée d'occupation et à la noble attitude du "Maréchal" qui a pris la tête de l'Etat. Ainsi Christian PINEAU apprend avec surprise que René BELIN, secrétaire-adjoint de la CGT, a été nommé Ministre du Travail du gouvernement de Vichy. Qu'a-t-il pu se passer pour qu'un homme en lequel il avait toujours eu confiance accepte un poste important dans de telles conditions, apportant ainsi la caution de la classe ouvrière à l'armistice et à la "révolution nationale" ?
Pour en avoir le cœur net, il décide de se rendre à Vichy. Le voyage n'est pas facile. Un seul moyen pour le réaliser : la bicyclette. A Périgueux, il trouve un train de nuit qui le conduit à la capitale de la défaite.
Il y trouve une atmosphère stupéfiante : les courtisans se pressent autour du Maréchal qui est l'objet d'un culte confinant à la dévotion.
On peut se demander en quoi un tel voyage peut avoir de rapport direct avec la future création de LIBERATION en zone occupée. Pourtant, il entraîne toute la suite.
René BELIN reçoit presque immédiatement celui qui avait été son collaborateur à la CGT. Cette entrevue entre les deux hommes décida de la rupture entre Vichy et les Syndicats hostiles à ce qui allait devenir la "collaboration ". Orageuse, c'est le moins que l'on puisse dire !
René BELIN se livre devant son ex-ami à un panégyrique du Maréchal derrière lequel, selon lui, toute la classe ouvrière devrait se ranger. Mais surtout il décrit ses projets à l'égard du syndicalisme. Il s'agit exactement de "fascisme" dans le sens exact du terme.
Comme Christian PINEAU formule des objections, il se fâche.
Il ne comprend pas comment un homme en lequel il avait confiance et qui avait souffert, au sein de la CGT, de l'ostracisme des communistes peut se montrer sceptique envers le Maréchal ; il insiste sur la chance extraordinaire (sic) que pourrait lui offrir la "révolution nationale". Finalement, les deux hommes se séparent sur cette menace de René BELIN : "prenez garde à vous, les adversaires du Maréchal sont les miens".
Christian PINEAU sort écœuré de cette rencontre. Quand il se retrouve dans les rues de Vichy où fourmillent les militaires d'opérette et les filles fardées dans une atmosphère d'auto-satisfaction et de lâcheté, il compare pour la première fois l'attitude d'un homme qu'il croyait bien connaître avec celle d'un Général, dont il ignore tout et dont il a entendu, répété par la radio anglaise, l'appel à la résistance.
Incapable de supporter l'atmosphère de Vichy, il décide de rentrer chez lui par le train jusqu'à Périgueux, où il retrouve sa bicyclette.
En zone occupée, il éprouve une étrange impression, celle de se trouver plus à l'aise auprès d'adversaires qu'il a décidé de combattre avec ses faibles moyens qu'auprès d'anciens amis qui ont trahi ses idéaux. Cela prouve déjà que la Résistance en zone occupée aura un autre caractère qu'en zone soi-disant libre. Cette impression, la plupart des historiens semblent ne l'avoir pas perçue.
Christian PINEAU et sa famille rentrent à Paris en Septembre. L'occupation allemande y est moins visible qu'à Royan, mais elle reste insupportable. Que peut-on faire qui ne soit inefficace ou suicidaire ?
Or la solution apparait avec une simplicité évidente à Robert LACOSTE et Christian PINEAU, lorsqu'ils évoquent entre eux, dans un petit bureau de la Caisse des Dépôts et Consignations, la possibilité d'organiser un mouvement de Résistance susceptible de devenir un jour un mouvement de masse.
La CGT ! Sa structure est idéale. Elle est à la fois verticale, avec les fédérations d'industries, de fonctionnaires et d'employés, et horizontale avec ses unions qui regroupent tous les syndicats d'un même département.
Sans doute est-elle divisée. Certains syndicalistes se sont déclarés prêts à accepter la Charte du travail que prépare René BELIN sous l'égide du Maréchal.
Les communistes sont encore sous le coup du pacte germano-soviétique ; ils se sont mis pratiquement en dehors de la vieille CGT ; mais l'avenir peut réserver des surprises.
En revanche nombreux sont sans doute les militants qui n'accepteront pas la démission de la classe ouvrière dans un système qui la met sous l'autorité d'un gouvernement réactionnaire et hostile au syndicalisme fibre.
Les syndicalistes chrétiens sont, eux aussi, divisés sur la Charte du travail. Gaston TESSIER, Secrétaire Général de fa CFTC, a déjà fait savoir son hostilité aux projets de René BELIN.
On doit trouver dans les deux organisations les éléments d'une résistance efficace.
Mais comment commencer sans courir des risques sérieux en attirant l'attention des Allemands qui entendent contrôler tous les aspects de la vie française, et pas seulement de la vie politique ?
La question est longuement discutée. Finalement les deux hommes mettent au point, après mûre réflexion, un plan d'action que l'on peut ainsi résumer :
Programme plus facile à établir qu'à réaliser !
Un certain nombre de camarades sur lesquels nous comptions approuvent l'idée d'un manifeste prudent, qui n'inquiète pas les Allemands et ne coupe pas les ponts avec Vichy. Ceux-là, LACOSTE et PINEAU en sont certains, ne franchiront pas, le moment venu, les dernières étapes.
Finalement douze noms sont retenus :
Neuf confédérés ! Trois chrétiens ! Le rapport des forces est respecté.
Tels sont les douze pères de "LIBERATION-NORD". On ne peut en citer d'autres, car il n'y en a jamais eu d'autre lors de la création du Mouvement.
Il reste à réunir ces camarades dans l'appartement de Christian PINEAU, 52 rue de Verneuil dans le Septième Arrondissement, mais surtout à leur présenter un projet de manifeste.
Celui-ci n'est pas facile à rédiger tant les exigences sont contradictoires.
D'un côté, il ne faut pas inquiéter outre mesure les Allemands qui pourraient mettre un terme brutal à l'entreprise. De l'autre, il doit être suffisamment clair pour que ses destinataires ne se trompent pas sur notre position.
Robert LACOSTE confie à son ami le soin de rédiger un projet qui sera soumis aux "DOUZE".
Le texte retenu comporte 4 parties.
Le passé, le présent et les principes du syndicalisme français. C'est sur ce dernier point que le texte prend tout son sens.
Le Syndicalisme Français doit s'inspirer de six principes essentiels :
Il suffit de se replacer dans le contexte de l'époque pour apprécier les risques considérables que faisaient courir à leurs signataires cette énumération des principes de la Démocratie ainsi que le développement dont nous citerons seulement le passage suivant :
"En aucun cas, sous aucun prétexte et sous aucune forme, le syndicalisme français ne peut admettre entre les personnes de distinctions fondées sur la RACE, la RELIGION, la NAISSANCE, les OPINIONS ou L'ARGENT".
Chaque personne humaine est également respectable. Elle a droit à son libre et complet épanouissement dans toute la mesure où celui-ci ne s'oppose pas aux intérêts de la collectivité. Le syndicalisme français ne peut admettre en particulier :
Il réprouve en outre tout régime qui fait de l'homme "une machine inconsciente, incapable de pensée et d'action personnelle".
L'inconscience , les "DOUZE" en possédaient une bonne dose pour signer et publier un tel texte à une telle époque !
Pourtant le miracle eut lieu : les Allemands ne réagirent pas.
Peut-être ce texte ne leur parvint-il jamais ! Peut-être y virent-ils seulement un différend sans importance politique entre la zone sud et la zone nord. Ils n'étaient pas adversaires de ce qui pouvait diviser les Français.
Au cours de la première réunion des "DOUZE", rue de Verneuil, la réaction fut conforme à ce qu'attendaient LACOSTE et PINEAU : unanime. Certains même auraient accepté de le renforcer, au mépris de toute prudence.
Ce jour-là fut créée une des premières équipes de la Résistance Française. La plus importante par ce qu'elle représentait : l'ensemble des salariés. Londres ne devait pas s'y tromper.
Le manifeste, tiré à la ronéo par les soins de la Caisse d'Assurances Sociales "Le Travail", paraît le 15 novembre 1940. Il est envoyé aux secrétaires de fédérations et d'unions départementales, ainsi qu'à des personnalités syndicales connues, et à quelques amis aussi.
Les résultats ne se font pas attendre. BELIN, à qui les "DOUZE" ont fait parvenir un exemplaire du manifeste se met dans une violente colère. Il s'adresse en particulier à PINEAU, dont il n'a pas oublié la visite-éclair à Vichy. Il lui fait annoncer les pires représailles, mais l'effet de ces menaces ne franchit pas la ligne de démarcation.
En revanche, les lettres de nombreux militants parvenues par des voies diverses sont plus qu’encourageantes. Deux secrétaires généraux importants, VIVIER-MERLE à LYON et FORGUES à TOULOUSE demandent à participer aux travaux de notre Comité.
Celui-ci n'en est pas resté au numéro 1 de son bulletin. Il va chaque mois publier un texte moins important, consacré à des problèmes économiques et syndicaux. Ces textes serviront de couverture à ceux plus importants que nous allons publier sous le titre :
- "LIBERATION" -
Sur sa petite machine à écrire portative qu'il dissimule dans sa cave, PINEAU tape un certain nombre d'articles sur des sujets d’actualité, sans prendre de précautions de style car ces textes sont voués à la clandestinité. La Radio Anglaise lui fournit des renseignements précieux et les commentaires qu'il y ajoute sont de pure forme. Un éditorial militaire, difficile à rédiger car les événements extérieurs ne sont guère encourageants ! Un article de politique intérieure dirigé contre le gouvernement de Vichy et inspiré, celui-là, par Radio-Paris davantage que par la Radio Anglaise.
Ce qui manque ce sont de vraies nouvelles de Londres.
Le "journal", tapé recto-verso, est tiré à sept exemplaires ! C’est le maximum de ce que peut faire une machine portative. Encore PINEAU emploie-t-il du papier pelure...
Mais ensuite ? Envoyer six exemplaires par la poste n'aurait aucun sens. PINEAU trouve une collaboratrice idéale et inespérée en la personne d'Yvonne TILLAUD, employée à la Caisse d'Assurances Sociales "Le Travail" au siège de la CGT. Celle-ci a été fermée par les Allemands mais sa filiale fonctionne toujours car les adhérents n'ont pas disparu et elle possède une ronéo. Yvonne sait s'en servir.
Le problème le plus délicat sera celui des timbres. Une expédition hebdomadaire importante grèverait la Caisse de manière suspecte. Quant au nouveau Mouvement, il n'a pas d'argent et ses quelques militants ne sont pas riches.
Entre les "DOUZE" on se parle maintenant franchement et PINEAU n'est pas fâché de connaître les premières réactions à ces textes.
Quant aux adresses de nos éventuels lecteurs, Gaston TESSIER et BOULADOUX pour la CFTC, GAZIER et SAILLANT pour la CGT se donnent beaucoup de mal pour prendre contact avec des militants de province. Mais la consigne est d'être très prudent.
Pas question, cette fois-ci, que les Allemands soient informés !
L'année 1941 est celle des contacts.
Avec les militants de la zone occupée, bien sûr, mais aussi avec ceux de la zone libre. PINEAU a trouvé une situation de Chef de bureau des statistiques au Ministère du Ravitaillement, ce qui lui vaut d'obtenir un "ausweis"(1). Il peut ainsi se rendre chaque semaine en zone libre en tant qu'agent de liaison entre les statisticiens de la zone occupée et ceux de la zone libre.
Prendre contact avec des résistants de celle-ci est d'une facilité dérisoire. On se rencontre chez les uns ou les autres, voire dans des cafés sans se cacher le moins du monde.
Nos camarades de Vichy, Lyon ou Toulouse se moquent de la prudence de PINEAU et du fait, qu'au moins dans une première période, il évite soigneusement de leur parler de "LIBERATION". En revanche le Comité d'études et ses textes diffusés en zone libre font l'objet de discussions passionnées. René BELIN a perdu son influence, ce qui rassure PINEAU, vulnérable en tant que fonctionnaire.
Les mouvements de la zone libre sont bien connus du public, ceux de la zone occupée sont ignorés. Pour l'Histoire, cela constitue une injustice mais, pour notre sécurité du moment, cette ignorance est une nécessité.
PINEAU peut librement rencontrer André PHILIP, Emmanuel d'ASTIER de la VIGERIE, VIVIER-MERLE et même Léon JOUHAUX. Mais il subsiste entre ces hommes des différences d'appréciation de la situation. Pour PINEAU et ses camarades de "LIBERATION-NORD", le seul ennemi c'est l'occupant.
Pour ceux de la zone sud, dont beaucoup n'ont jamais vu un uniforme allemand, l'adversaire c'est le gouvernement. La politique intérieure, à Vichy, domine les conversations. Si l'on ne touche pas au Maréchal on peut dire n'importe quoi de n'importe qui.
À PARIS, le Mouvement s'étend et de nombreuses personnalités non syndicales participent à nos réunions. Parmi les principaux, nous citerons René PARODI, frère d'Alexandre qui jouera plus tard un rôle important, Jean CAVAILLES philosophe et mathématicien, notre CONDORCET, avec lequel PINEAU nouera d'étroits liens d'amitié. Henri RIBIERE, Jean TEXCIER viendront un peu plus tard.
Il manque toutefois à LIBERATION un élément essentiel : le contact avec Londres. Donc, pas de directives, pas de radio, pas d'argent !
Sans doute divers personnages tentent-ils de nouer des relations avec notre Comité d'études en se présentant mandatés par les services de la France Libre, mais la consigne est de les éviter et surtout de ne leur faire aucune confidence. De petites organisations de Résistance ont été décapitées, sans doute parce qu'elles s'étaient laissé noyauter par la police allemande. Des otages ont été fusillés et la population connait parfaitement les risques qu'elle court à la moindre imprudence.
À la suite de l'invasion de l'Union Soviétique par la Wehrmacht les communistes sont entrés officiellement dans la Résistance et la gestapo les pourchasse, ce qui - pour des mouvements comme LIBERATION - constitue un handicap supplémentaire. Toutefois SAILLANT est chargé de prendre des contacts discrets avec eux.
Cependant le journal paraît chaque semaine avec une régularité qu'aucun incident n'interrompra jusqu'à la Libération.
Tout paraissait aller pour le mieux lorsque survint notre première catastrophe : l'arrestation de René PARODI par la gestapo. Prévenu que celle-ci était venue à son domicile, il préféra rentrer chez lui, confiant dans son étoile, plutôt que de se cacher n'importe où. Il fut emmené le lendemain et, nul ne sait dans quelles conditions exactes, il mourut dans sa cellule.
C'était une leçon pour tous ses amis. La présence de la gestapo signifiait la mort ou la clandestinité. Nous ne savions pas encore grand'chose sur les camps de concentration. Aussi, quelques semaines plus tard, prévenu par son beau-père BONAMOUR de TARTRE, que la gestapo était venue le chercher rue de Verneuil, PINEAU se réfugia chez des amis et son appartement fut consigné pour tous les membres du Mouvement.
Mais il fallait vivre et la couverture du Ministère du Ravitaillement était bien commode. PINEAU décida donc de se rendre à Vichy.
Rien n'était plus facile que de passer la zone, surtout si l'on disposait d'une bicyclette. C'était le moyen le plus fréquemment employé par PINEAU. Celui-ci quittait Vichy à cinq heures du matin, habillé sans recherche, et passait le pont sur lequel, chaque jour, à sept heures, les ouvriers de la zone libre travaillant à Moulins se rendaient à Moulins en zone occupée. Aucun contrôle, à part de rares sondages.
L'express quotidien, jusqu'à Moret-les-Sablons où PINEAU passait une nuit et repartait pour Paris, le lendemain matin, par le premier train de banlieue. L'arrivée des rapatriés était en effet sévèrement contrôlée par la gestapo à la gare de Lyon.
Surprise ! Non seulement PINEAU fut fort bien accueilli à Vichy, mais le Ministre le nomma Inspecteur du Ravitaillement, poste idéal pour des promenades à travers la France.
Sur ces entrefaites arriva à l'hôtel Astoria un message contenant cette phrase : "mardi matin, à la librairie" ! La librairie, c'est là que Pierre BROSSOLETTE reçoit ses amis et prend des contacts avec la Résistance, sous le couvert d'un commerce régulier et autorisé par les Allemands.
PINEAU l'avait déjà rencontré et, confiant dans son courage et sa probité intellectuelle, lui avait parlé de "LIBERATION". S'il lui donnait rendez-vous à PARIS, c'était sûrement pour une affaire importante.
Importante, ô combien ! Après avoir une fois de plus passé le pont de Moulins, PINEAU se trouva en face d'un homme qu'il n'avait jamais rencontré mais dont il connaissait le nom, REMY, Chef du réseau C.N.D. (Confrérie Notre-Dame).
Pas de présentations, pas de discours. REMY entra tout de suite dans le vif du sujet : "Le Général de GAULLE vous demande à Londres" ! PINEAU en reste muet de stupeur tandis que BROSSOLETTE souriait. Pourquoi lui ? Et pourquoi LIBERATION ?
REMY s'expliqua : "Le Général désire prendre contact avec la Résistance qu'il connaît mal. Il souhaite rencontrer d'abord des militants de la zone occupée car c'est là que, le moment venu, les alliés auront le plus besoin de leur concours. Si Londres a pensé à LIBERATION, c'est que le Mouvement Syndical est le mieux structuré pour l'action. D'autre part, l'appui de la classe ouvrière française et de ses représentants qualifiés a beaucoup d'importance pour le Général, notamment vis-à-vis des alliés qui contestent sa légitimité. Enfin, vous, PINEAU, êtes au cœur du Mouvement. Vous connaissez tout le monde, enfin tous ceux qui nous intéressent, dans les deux zones, et vous pourrez parler au Général en pleine connaissance de cause".
C’est ainsi que quinze jours plus tard, PINEAU et le Colonel FAURE se retrouvèrent sur un terrain du Thouarsais attendant le Lysander qui allait les emmener en Angleterre.
PINEAU raconte dans son livre "La Simple Vérité" ce qui fut pour lui un fabuleux voyage.
Nous laisserons les détails de la vie londonienne, les "leçons de clandestinité", les conseils, les rencontres, pour citer la première soirée où PINEAU se retrouve seul en face du Général de GAULLE.
Voici le compte-rendu qu'il donne dans "La Simple Vérité" de leur entrevue mémorable.
"Le Général de GAULLE est debout devant la cheminée, où brille un feu de bois qui éclaire les vieux chenets de cuivre, les tapis épais, les fauteuils victoriens. Immense dans son uniforme de Général de brigade, il s'avance vers moi, tandis que sa main se lève lentement pour atteindre la mienne au moment précis où j'arrive en face de lui. Il a des gestes à la fois onctueux et fermes. Ceux d'un prélat autoritaire.
Sans dire un mot, il me conduit jusqu'à un fauteuil, me fait asseoir, pousse vers moi une boîte pleine de cigarettes, s'assied à son tour, se carre dans son fauteuil puis, me regardant droit dans les yeux, prononce ses premières paroles : "Et maintenant, parlez-moi de la France".
(...)
Jamais je ne me suis senti aussi ému et aussi gêné. Imaginez un examinateur qui vous a donné à traiter le sujet le plus large qui soit et vous laisse parler sans que vous sachiez jamais si les phrases que vous prononcez sont ou non, celles qu'il attend.
Quand j'en viens au message que la Résistance voudrait recevoir de lui, il a un léger froncement de sourcils. Manifestement il est surpris, ne voit pas ce que j'attends. Mais il se garde d'interrompre. Au bout d'une demi-heure environ, je m'arrête, incapable de continuer."
Notons au passage que tous les mouvements de Résistance attendent ce message avec intérêt, parfois avec anxiété. Il s'agit pour leurs chefs de savoir si le Général, qui passe - à tort ou à raison - pour un homme d'extrême droite, va se conduire à la fin de la guerre en démocrate et restaurera la République. PINEAU leur avait fait remarquer qu'en pleine guerre la question était peut-être prématurée et pouvait attendre mais telle n'avait pas été leur réaction.
La question du message avait donc une importance capitale, notamment pour les syndicalistes. Elle fut le centre de nombreux entretiens que PINEAU eut avec le Général de GAULLE et ses principaux collaborateurs, HAUCK et TIXIER. Quant aux chefs du B.C.R.A.(2) (Service de Renseignements de la France Libre) PASSY et MANUEL, seuls leur importaient les aspects militaires du problème. Le "renseignement" avait alors beaucoup plus d'importance que l'organisation militaire, limitée à quelques actions de terrorisme que l’on n’appréciait guère à Londres.
Mais reprenons le récit de PINEAU :
"Alors il parle à son tour. Chose curieuse, son discours n'est pas une réponse au mien. Il évoque les "Forces Françaises Libres", les troupes d'Afrique que représente pour lui la Résistance Française, la guerre qu'il mène aux côtés des alliés. Il est à la fois plein de fierté et d'amertume. Cette dernière résulte de l'attitude des anglo-saxons, surtout des britanniques, qui ne lui facilitent pas les choses. Cette confidence me fait un peu froid au cœur, car de GAULLE, la Radio Anglaise, les États-Unis, dans notre esprit, c’était un tout indissoluble pour un même combat. En quoi nous nous trompions, car pour nos alliés, la France restait celle de l'armistice et de Pétain".
Il faut la nuit suivante à PINEAU pour apaiser son inquiétude. Puis il comprend...
Il comprend que le Général de GAULLE voit à plus long terme que les dirigeants de la Résistance Intérieure. Pour ceux-ci le problème est militaire. Il faut d'abord se débarrasser de l'occupation allemande, et le plus vite possible. Il faut en finir avec les fusillades d'otages, les vexations, les restrictions.
Pour le Général de GAULLE le problème est politique. Bien sûr il faut d'abord gagner la guerre, mais sur ce point il n'a aucun doute : la victoire des alliés, à plus ou moins long terme, est certaine. Le plus important, c'est la suite, autrement dit ce qui se passera après la libération de la France. Il ne faut à aucun prix qu'elle soit placée sous tutelle étrangère. Pour cela elle doit participer aux négociations qui suivront la guerre, donc qu'elle ait effectivement participé à celle-ci.
Jusqu'à présent, il a espéré que les forces françaises libres suffiraient à assurer sa participation à la victoire des alliés. Mais celles-ci sont peu nombreuses, leurs terrains d'opérations sont limités. Or, la Résistance Intérieure, dont il n'a pas encore pris la mesure, peut lui fournir l'appoint nécessaire en renseignant les alliés sur les mouvements des troupes allemandes, la position des points stratégiques, et surtout, le jour du débarquement, en gênant considérablement les mouvements des divisions du Reich à l'intérieur du territoire français.
En outre, il est très important pour lui d'être représentatif de l'opinion publique française, au moins de celle qui ne suit pas aveuglément le Maréchal Pétain. Les quelques soldats et marins qui combattent sous ses ordres ne suffisent pas à cette tâche. Si, au contraire, une grande partie des classes laborieuses, sous l'égide des syndicats, se place sous son drapeau, cela ne manquera pas d'impressionner les anglo-saxons.
C'est surtout à cette fin que "LIBERATION-NORD" a été le premier Mouvement choisi pour aller à la rencontre du Général de GAULLE et le voyage de PINEAU décidé.
Quelle conclusion logique celui-ci peut-il tirer de cette analyse, sinon qu'il importe que les mouvements de Résistance se rangent derrière le Général de GAULLE, le seul homme clairvoyant lors de l'armistice, le seul porteur d'espérance.
Le problème est clair ; encore faut-il le faire comprendre aux intéressés. Or cela ne sera pas si facile, notamment pour "LIBERATION-NORD" qui n'a pas accueilli le voyage de PINEAU à Londres avec un enthousiasme unanime. Pour ceux qui vivent l'occupation, il ne sera pas facile d'analyser la victoire.
Le message du Général de GAULLE aura donc une importance capitale pour le ralliement des Résistants de l'intérieur au Chef de la France Libre.
Pendant un mois, sans répit, le Général accepte de discuter son message.
Au moment où PINEAU va quitter l'Angleterre pour rentrer en France, le texte est prêt. Mais il n'est pas bon car le Général condamne encore avec vigueur la Troisième République alors que celle-ci est mise en accusation, à Riom, par le gouvernement de Vichy. Il donne ainsi un argument à ceux qui contestent ses opinions politiques.
Puis le miracle se produit. PINEAU attend dans un aéroport militaire le Lysander qui va le ramener en France. Tout à coup arrive un motocycliste qui lui apporte une enveloppe à l'en-tête de la France Libre. À l'intérieur, aucune lettre du Général, mais un message signé, très différent du premier et tenant largement compte des arguments de PINEAU. Celui-ci, rassuré, monte dans l'avion avec son ami, le Colonel FAURE.
Il va falloir diffuser le message non seulement auprès des Chefs de la Résistance des deux zones, mais aussi auprès des leaders politiques, ce qui soulèvera des objections auprès de ceux qui souhaitent balayer le passé. Mais l'argument du Général est de poids. Les alliés ignorent à peu près tout de la Résistance Intérieure Française ; ils connaissent en revanche les noms des principaux leaders politiques opposés à la politique de collaboration avec l'ennemi, notamment Léon BLUM, DALADIER, MANDEL, Daniel MAYER, Louis MARIN, LANIEL, JEANNENEY, LE TROQUER et quelques autres. L'effet produit sur nos alliés, les États-Unis en particulier, risque d'être déterminant.
Mais ce qui préoccupe le plus PINEAU, c'est la réaction du bureau de "LIBERATION-NORD".
Celui-ci se réunit dans un petit local de la rue de Seine. Il ne manque personne. Les signataires du manifeste sont tous là ; il y a en outre les "nouveaux", notamment RIBIERE, CAVAILLES, DENIAU et VERNEYRAS. PINEAU raconte son voyage à Londres en y mettant peut-être trop d'enthousiasme, expose les problèmes politiques du Général de GAULLE, lit et commente le manifeste. Il explique ensuite qu'il est chargé par le B.C.R.A.(3) de créer un réseau de renseignements qui couvrira les deux zones. Compte-tenu de sa clandestinité en zone occupée, il sera donc obligé de déléguer ses fonctions de président de "LIBERATION NORD" à d'autres camarades comme il l'a déjà fait pour Jean TEXCIER à propos du journal.
Un silence embarrassé suit son exposé.
C'est Charles LAURENT qui prend la parole le premier. "Tout cela est parfait, dit-il, nous avons été très intéressés par ce compte-rendu. Nous ne pouvons rien décider sans réflexion. Le mouvement syndical a toujours été autonome".
Ce rappel de la Charte d'Amiens, dans les circonstances du moment, surprend un peu les assistants.
"Vous comprenez, reprend Charles LAURENT, les gens de Londres sont à l'abri Je sais : vous allez me dire qu'il y a les bombardements. Ce n'est pas comparable aux risques que nous courons ; vous venez vous-mêmes de décrire avec enthousiasme la vie que vous avez menée là-bas ; ici la nôtre n'a pas changé. Si l'on nous envoie de consignes qui mettent en cause notre sécurité, nous ne devons pas être, à mon avis, tenus de les appliquer".
NEUMEYER est encore plus réservé.
Cette réaction qui surprend PINEAU sera celle, à des nuances diverses, des Comités Directeurs de presque tous les mouvements.
Pour eux, les gens de Londres sont des "planqués" ; ils ne courent pas de risques ils n'ont donc pas d'ordre à donner.
À quoi on peut répondre, ce que PINEAU ne manque pas de faire, par un argument incontournable : si l'on reste indépendant de Londres, on renonce à toute aide extérieure, à des moyens de communication, à de l'argent, à des instructions, à des renseignements, à tout ce qui pourra rendre un mouvement efficace lorsque viendra l'heure de la libération.
Pourtant tous les membres présents ne sont pas convaincus. Ce que certains n'avouent pas, c'est que "LIBERATION" est un peu leur propriété, leur "bien" et qu'ils hésitent à le partager.
"En tout cas, dit PINEAU à LAURENT qui remplit les fonctions de trésorier de "LIBERATION-NORD", vous ne refuserez pas l'argent que j'apporte".
Et il met sur la table une somme relativement considérable pour l'époque.
"C'est bon, dit LAURENT, remettez-moi la somme. Si vous avez besoin d'argent, je vous en donnerai. Contre reçu, évidemment". Il parle sérieusement.
"Ne t'en fais pas, dit Henri RIBIERE à PINEAU dans l'escalier. Sur le fond tu as raison, mais tu aurais dû présenter les choses d'une manière moins abrupte. Nous arrangerons cela."
Seul avec Jean CAVAILLES, PINEAU - évoquant la création du réseau PHALANX lui demande d'en prendre la direction pour la zone Nord.
"D'accord, répond celui-ci, sans demander le temps de réfléchir, c'est exactement ce que j'avais envie de faire. Des réunions comme celle de ce soir sont trop byzantines". Et les deux amis parlent longuement, en pleine communion d'esprit, de l'organisation du futur réseau.
Finalement PINEAU rentre chez les amis qui l’hébergent, un peu déçu, mais nullement inquiet. L'Histoire finira par l'emporter.
Il faut du temps aux hommes pour changer leurs habitudes de pensée...
Le mouvement LIBERATION est déjà rallié à la France Libre, mais ses membres ne le sont pas encore !
(1) Ausweiss : autorisation
(2), (3) B.C.R.A. : Bureau Central de Renseignements et d'Action.