Fils et petit-fils de militaires, Jean Cavaillès appartient à un milieu de foi et de culture protestantes. Né le 15 mai 1903, à Saint-Maixent (Deux-Sèvres) où son père enseigne la géographie à l'Ecole militaire, Jean Cavaillès étudie dans différents lycées de garnisons, au gré des affectations paternelles. En 1923, il intègre l'Ecole normale de la rue d'Ulm, premier de sa promotion, dans la section des Lettres. Là, il mène de front études de philosophie et de mathématiques et se lie d'amitié avec Albert Lautman, l'autre génie scientifique de cette génération et martyr de la Résistance. Ces années normaliennes constituent également des années de formation politique. L'agrégation passée, le service militaire terminé, Jean Cavaillès revient à l'Ecole, à la rentrée 1928, comme agrégé-répétiteur pour les candidats à l'agrégation de philosophie et secrétaire archiviste du Centre de documentation sociale, d'orientation socialiste.
Pacifiste sans être antimilitariste, Jean Cavaillès nourrit une sensibilité sociale chrétienne d'esprit oecuménique, soutenant la politique de rapprochement franco-allemand incarnée par Aristide Briand à Locarno. En 1925, il avait rejoint le "groupe chrétien" de la Fédération des associations chrétiennes d'étudiants, la Fédé, liant de solides amitiés avec Jacques Monod et Charles Le Coeur. Germaniste et germanophile, Jean Cavaillès, qui étudie et séjourne longuement en Allemagne, entre 1929 et 1931, devient un témoin direct des premiers succès électoraux du NSDAP, sans toutefois saisir toute la portée du danger immédiat qu'ils représentent. Dès 1933, il fait sienne la fameuse protestation de Karl Barth contre le mouvement des "Chrétiens allemands" qui prône un christianisme ethnique, paganisme d'une nouvelle sorte inventé par les nazis.
Apolitique dans le sens où il n'adhère formellement à aucun parti, Jean Cavaillès ne se révèle pas moins antimunichois de conviction. Profondément marqué par la protestantisme, il demeure continuellement attaché à la conception spinoziste de la liberté devenue nécessité. A la lumière de ses prises de conscience d'avant la guerre de 1939-1940, son engagement dans la Résistance se lit dans une évidente continuité avec son engagement chrétien et les valeurs qu'il défend obstinément.
La guerre de Jean Cavaillès débute en des termes classiques. En poste à l'université de Strasbourg depuis 1938, Jean Cavaillès se trouve mobilisé au centre de Bourges comme officier en septembre 1939. En première ligne, dans la zone de la Petite-Rosselle, près de Forbach, il obtient deux citations, en janvier puis en juin 1940. Fait prisonnier par les Allemands, enfermé à la citadelle de Cambrai, il parvient à s'évader lors d'un convoi vers l'Allemagne et rejoint, après un périple, son poste à l'université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand, à la rentrée de novembre 1940.
Ses premiers pas dans la Résistance se font aux côtés d'Emmanuel d'Astier de la Vigerie, de Lucie Aubrac et de Georges Zérapha, de la "Dernière colonne", petit groupe qui donne naissance au mouvement Libération-Sud. Nommé à la Sorbonne, le 18 mars 1941, comme chargé d'enseignement de la chaire de méthodologie et logique des sciences, Jean Cavaillès (pseudonymes "Marty", "Chennevières", "Daniel" ...) entre au comité directeur du mouvement Libération-Nord, constitué en décembre 1941. Ami de Jean Texcier et de René Parodi qui l'introduisent à Libération-Nord, il se trouve malgré tout rapidement isolé car la forme de lutte offensive immédiate qu'il prône est jugée trop originale pour un mouvement essentiellement animé de motivations politiques à plus long terme. Après avoir un temps contribué à la rédaction, à la fabrication et à la diffusion du journal clandestin Libération-édition de zone Nord, il est une première fois arrêté début septembre 1942 alors qu'il tente de s'embarquer pour Londres avec Christian Pineau. Celui-ci lui avait confié à son retour de Londres, fin avril 1942, la direction du réseau de renseignement Phalanx ZO qui prend rapidement le nom de Cohors, tandis que lui-même assure celle de Phalanx en zone Sud. Interné au camp de St-Paul d'Eyjeaux, il s'en évade le 29 décembre 1942 et parvient à gagner Londres à la fin du mois de février 1943. Dès ce moment, reconnu comme chef de Libération-Nord, il prend son autonomie et s'engage dans l'Action Immédiate (constitution de corps-francs et organisation de sabotages). A Jean Gosset, son ancien élève de la rue d'Ulm et fidèle adjoint, il confie la direction de cette section. A l'été 1943, après le constat de graves divergences avec ses camarades du comité directeur de Libération-Nord, concernant les priorités de l'action à mener, il quitte le mouvement pour se consacrer à l'action offensive contre l'occupant.
Il est arrêté sous sa véritable identité, à Paris, le 28 août 1943, en pleine rue, entre Port-Royal et Luxembourg par le service Léopold (contre-espionnage offensif de l'Abwehr III F 3). Au 34, avenue de l'Observatoire, en fin d'après-midi, six autres membres de Cohors sont arrêtés dont sa soeur et son beau-frère, Gabrielle et Marcel Ferrières. Longtemps resté au secret à Fresnes, il est interrogé une douzaine de fois, rudement, rue des Saussaies. En décembre 1943, il est toujours incarcéré à Fresnes tandis que sa soeur est relâchée. Le 19 janvier 1944, il se trouve au camp de Compiègne, inscrit sur la liste du convoi du 22 janvier en partance pour l'Allemagne mais, la veille de son départ, il est rappelé pour "complément d'instruction". Jean Cavaillès disparaît à jamais.
Jean Cavaillès est jugé par un tribunal militaire allemand à Arras, condamné à mort et immédiatement exécuté, le 17 février 1944. Il devient l'"inconnu de la fosse numéro 5". Les charges pesant contre lui sont doubles : lors de l'arrestation du mois d'août 1943, les faits reprochés à Jean Cavaillès sont minorés puisqu'il avoue n'avoir recueilli que des renseignements économiques ; mais d'autres chefs d'accusation viennent aggraver la situation en janvier 1944, peut-être établis en recoupant les déclarations d'autres résistants du groupe arrêtés dans le Nord à cette époque. Les griefs du tribunal militaire allemand d'Arras sont évidemment plus lourds puisqu'il s'agit d'actes de sabotage et non d'espionnage. Les membres du réseau Cohors attribuent à la trahison de "Michel" (Bernard Filoche), agent de liaison de Cavaillès utilisé par les Allemands et condamné après-guerre à vingt ans de réclusion, la responsabilité de cette arrestation. L'affaire Tilden (Robert Bacqué), radio de la CND, arrêté le 4 novembre 1943 et "retourné" par Masuy, peut être aussi l'origine, indirecte, de l'exécution de Jean Cavaillès. Il a mené, dit le rapport allemand, "des activités de grande ampleur contre les forces d'occupation allemande". Il est aujourd'hui établi que la chute de Jean Cavaillès résulte d'un subtil jeu de Funkspiel mené par le contre-espionnage du service Léopold, qui parvient à infiltrer Cohors après le retournement de "Michel".
Grande figure de la philosophie française, le nom et le portrait de Jean Cavaillès, compagnon de la Libération, ornent aujourd'hui les salles de la Sorbonne et de la rue d'Ulm.
Source : Alya Aglan, "Jean Cavaillès" in DVD-Rom La Résistance en Ile-de-France, AERI, 2004